Interview. L’ex-ministre, actuel président de la région Hauts-de-France, détaille sa stratégie économique, étrillant au passage le chef de l’État.
Article par le Point : https://amp.lepoint.fr/2475410
Article de Audrey Emery
Le Point : Avec l’arrivée de trois gigafactories et la relocalisation d’activités textiles, la réindustrialisation des Hauts-de-France est-elle sur la bonne voie ?
Xavier Bertrand : Oui, et d’ailleurs les chiffres le confirment. Selon Business France et Ernst & Young, nous sommes depuis cinq ans la région de France qui attire le plus d’investissements internationaux. Moi, je crois à l’industrie depuis très longtemps en termes d’emplois, de promotion sociale et d’aménagement du territoire…
Quand je suis arrivé à la tête de la région, je ne partais pas d’une page blanche. La force de l’industrie est encore une réalité dans les Hauts-de-France, mais il fallait créer un rebond pour stopper la désindustrialisation. En outre, je dois rendre à mon prédécesseur, Daniel Percheron, ce qui lui appartient : l’opération Rev3, qui a pensé, plus qu’ailleurs, le mariage entre écologie et économie, économie circulaire et développement économique.
C’est le fil rouge du mandat. Aujourd’hui, il y a plus de 1 200 dossiers labellisés Rev3, parmi lesquels la relocalisation de Safilin à Béthune, par exemple. Nous avons aussi des acteurs majeurs sur l’économie du recyclage, qui a l’avantage de créer tous types d’emplois. Enfin, j’ai fait le choix de ne pas déléguer les questions économiques : je les pilote directement, et, chaque fois qu’il y a des projets d’implantation, je négocie moi-même avec les entrepreneurs.
Vous leur déroulez le tapis rouge ?
Soyons clairs, nous avons beaucoup investi financièrement. Pour ACC, la région a versé 80 millions d’euros et les trois intercommunalités concernées par le projet se sont engagées à hauteur de 40 millions d’euros. Pour Envision AESC, à Douai, c’est 40 millions d’euros, et pour Verkor à Dunkerque, 60 millions. Pourquoi la région mobilise autant d’argent ? Parce que la France présente encore un niveau d’impôts de production trop important. Pour ACC, il fallait contrer le risque que l’usine se fasse en Allemagne ou ailleurs en France.
Vous avez le sentiment de ne pas avoir été épaulé par l’État ?
Nous n’avons pas été soutenus au départ ! Il a fallu que je reprenne le dossier ACC d’un point de vue technique, en mettant de l’argent et en faisant preuve d’agilité. Avec les intercommunalités, nous avons réuni nos collectivités pour délibérer en quinze jours, la direction de Stellantis a été, je le pense, agréablement surprise par notre réactivité.
Le politique s’est enfin mis à l’heure de l’entreprise. Nous avons également proposé de mettre en place un contrat d’implantation, en lien avec les services de l’État en région, qui permet de réduire au maximum les délais d’instruction des dossiers. Ce qui fait que, pour s’implanter dans les Hauts- de-France, le parcours du combattant a laissé place à un tapis rouge.
La baisse des impôts de production lors du précédent quinquennat et l’annonce, pour le prochain, de la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises n’auront-elles pas d’effet ?
Ce n’est clairement pas suffisant ! Il faudrait baisser les impôts non pas de 10 milliards d’euros mais de 35 milliards pour se situer dans la moyenne européenne. On doit être dans une vraie logique de réindustrialisation à 100 %. On ne peut pas continuer à faire la course avec un boulet au pied. Il faut aussi simplifier, en mettant en place des zones franches administratives ou des zones portuaires dans lesquelles on aurait une adaptation réglementaire sur l’instruction des dossiers et un pouvoir d’exonération. C’est pourquoi j’ai proposé que la région pilote le grand port maritime de Dunkerque ou encore de faire une zone franche dans le Calaisis afin de lutter contre le dumping fiscal et social des Britanniques suite au Brexit. Emmanuel Macron avait dit oui sur le principe, mais je n’ai jamais vu de suite…
Et le plan France 2030 ?
Ce plan manque très clairement d’un volet formation. Il ne suffit pas d’aligner des milliards si on n’a pas les hommes et les femmes pour accéder aux emplois. C’est la révolution des années qui viennent : adapter notre système de formation aux métiers d’avenir, ce qui demande un travail de prospective très important. À la région, nous avons déjà fermé des formations dont le taux d’insertion était trop faible, ce qui nous a permis de refinancer des formations qui avaient des besoins en lien avec les filières et les branches professionnelles. Je souhaite aussi permettre à ceux qui ne sont pas satisfaits de leur emploi d’obtenir une formation en dehors du CPF. Il faut renouer avec l’ascenseur social : c’est une des priorités de la région.
Comment maintenir un niveau d’emploi suffisant dans les futures gigafactories alors que la fabrication des moteurs électriques demande moins de main-d’oeuvre que celle des moteurs thermiques ?
Ces trois usines de batteries vont faire des Hauts-de-France la première région pour la batterie électrique. En comptant les usines et les sous-traitants, nous tablons sur 15 000 emplois. Ce n’est pas rien. L’enjeu clé dans les années à venir, c’est le recrutement et la formation, que la région accompagnera évidemment.Des salariés de la Française de mécanique travailleront chez ACC. Mais je n’ai pas fait ACC que pour absorber les effectifs de la Française de mécanique, on s’est également battus pour obtenir la prolongation de leur activité.
Quels sont les effets attendus du canal Seine-Nord Europe sur la réindustrialisation ?
Massifs, car il manquait une autoroute fluviale au nord de Paris pour relier Dunkerque notamment. Mais, plus que le canal, ce sont les ports intérieurs et les plateformes qui seront décisifs pour le développement économique : Marquion-Cambrai, Nesle, Noyon, Péronne. Là, ce sont près de 350 hectares de foncier disponibles pour que des entreprises puissent s’y installer. Entre la construction du canal et ces plateformes, les études prévoient au moins 15 000 nouveaux emplois directs et indirects.
Malgré toutes ces bonnes nouvelles, Marine Le Pen est arrivée en tête dans votre région (sauf dans le Nord). Comment l’expliquez-vous ?
Elle n’est pas arrivée en tête des dernières régionales, que je sache. Sans doute parce que la politique que je mène à la tête de la région vise à faire reculer la colère et constitue un trait d’union entre les deux France : celle qui va bien et celle qui ne va pas bien. Le chômage – certes toujours trop important – a baissé dans notre région plus qu’au niveau national. Toute mon action est ciblée sur le travail qui paie, avec une politique d’aide tournée vers les gens qui travaillent : l’aide aux transports, l’aide à la garde d’enfants, les prêts de voiture pour ceux qui reprennent un emploi… La réponse aux problèmes de pouvoir d’achat, c’est le travail, mais c’est surtout le travail qui paie.
La question de la souveraineté industrielle est revenue en force avec la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. Quelle place votre région peut-elle prendre dans ce combat ?
On se bat au maximum, mais l’État doit sortir de la communication et passer à la vitesse supérieure. On ne peut pas se contenter de rapatrier le Doliprane en sachant que le principe actif n’est toujours pas fabriqué chez nous. Ici, on a beau avoir des industries automobiles, sans les semi-conducteurs, on est bloqués. L’État doit déterminer les chaînes de production à rapatrier en France et identifier les innovations de rupture. Il nous faut une Darpa [l’agence américaine qui développe les nouvelles technologies militaires, NDLR] à la française. La souveraineté, c’est aussi garantir nos approvisionnements sans mettre tous nos oeufs dans le même panier. En matière de souveraineté agricole et alimentaire, il faut remettre en cause la stratégie Farm to Fork [« De la ferme à l’assiette »] de l’Union européenne.