La Cour des comptes s’inquiète de l’entretien du réseau routier en France, alors que l’État transfère des voies aux départements.
Article par Le JDD : https://www.lejdd.fr/Societe/on-roule-sur-la-lune-pourquoi-letat-des-routes-se-degrade-en-france-4103464
Article de Marie Quenet
Autoroutes, nationales ou tronçons… On connaît désormais les quelque 400 voies du réseau national susceptibles d’être transférées aux départements et métropoles ou mises à disposition des Régions conformément à la loi 3DS (différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification). La liste a été publiée jeudi. L’État, qui ne gérait déjà plus que 12 000 km – 1,1 % du réseau total mais 18,6 % du trafic – est prêt à en céder près de 10 000 pour « rapprocher la gestion des routes de l’usager ». De quoi accentuer « la fragmentation croissante » de la compétence routière soulignée par un rapport de la Cour des comptes paru le 10 mars.
Ce document de 139 pages, consacré à l’entretien des nationales et départementales, dresse un état des lieux alarmant. Le réseau français, qui compte près de 1,1 million de kilomètres, ressemble à un millefeuille. Après les décentralisations, les départements prennent déjà en charge près de 380 000 km, et les communes plus de 700 000. Un casse-tête pour savoir à qui s’adresser en cas de pépin ! D’autant que certains n’ont pas attendu. «Depuis le 1eravril, l’Essonne a repris 10km de la N6, se réjouit François Durovray, le président du conseil départemental. Ça faisait des années que l’État ne l’entretenait plus : la chaussée est parsemée de nids-de-poule. »
Les collectivités ont six mois pour se prononcer sur d’éventuels transferts. Des Régions comme l’Occitanie, l’Auvergne-Rhône-Alpes ou l’Île-de-France pourraient être intéressées. Des départements comme la Mayenne, l’Aube ou les Deux-Sèvres également. D’autres ne pourront pas. « On aurait bien aimé récupérer les 130 kilomètres de la RN122. Pour en faire une nationale digne de ce nom, sans goulets d’étranglement ni portions limitées à 50 km/h, il faudrait investir 300 millions d’euros. On n’en a pas les moyens ! », explique Bruno Faure, président LR du Cantal. Comme l’État ne fera pas les travaux, c’est une logique d’abandon du territoire. »
53 % de la chaussée nécessiterait des travaux
La Cour des comptes relève justement « l’absence d’une véritable politique routière nationale ». Les agents techniques de l’État sont deux fois moins nombreux qu’il y a une vingtaine d’années. Et le réseau se dégrade : en dix ans, la France a chuté de la première à la 17e place dans le classement des infrastructures routières du Forum économique mondial. Et le rapport livre ce chiffre choc : la proportion des surfaces de chaussée nécessitant des travaux serait passée, s’agissant du réseau national, de 43 % à 53 %.
En Eure-et-Loir, on roule sur la Lune. Ce ne sont plus des nids-de-poule, mais des cratères
« L’État s’est désengagé, dénonce Pierre Chasseray, délégué général de l’association 40 millions d’automobilistes. Il fait basculer les nationales dans le giron des départements, qui se retrouvent avec des routes en plus, mais sans les fonds pour entretenir. » Un exemple ? La départementale du côté de Soizé, en Eure-et-Loir. « Là, on roule sur la Lune. Ce ne sont plus des nids-de-poule, mais des cratères, décrit-il. Ça illustre ces routes en bordure de département, ces grandes oubliées. Comme c’est loin des grandes villes, on laisse filer. Et on finit par la fermer plutôt que de l’entretenir ! »
Difficile d’avoir un panorama très précis. Pour les routes secondaires, seuls 40 % des départements interrogés par la Cour des comptes ont évalué toutes leurs chaussées. Même l’Observatoire national des routes ne brosse pas un tableau complet : ses données (39 % des départementales nécessitent un entretien ou sont en mauvais état) portent seulement sur 40 départements.
Mais, partout, on observe un vieillissement. « Les routes s’usent selon deux facteurs déterminants : l’eau qui, si elle s’infiltre, finit par faire éclater la chaussée, et le trafic, surtout avec le passage des camions », explique Pierre de Thé, porte-parole de la fédération Routes de France. Dans les départements, l’entretien apparaît trop souvent comme une variable d’ajustement. Les collectivités doivent d’abord payer les prestations sociales obligatoires comme le revenu de solidarité active. Et les dépenses peuvent s’envoler. « La moitié de notre réseau se situe à plus de 1 000 mètres d’altitude, avec un coût d’exploitation 30 % plus élevé, explique Jean-Marie Bernard, président des Hautes-Alpes. On n’abandonnera aucune route. Mais, avec la flambée du prix des matières premières, il faudra sans doute espacer les travaux d’entretien. »
Bientôt une écotaxe en Alsace ?
Les exemples de voies en mauvais état ne manquent pas. Pétition contre une départementale rebaptisée « Route des rustines » dans l’Hérault. Rétrécissement de la RD990 près d’Aurillac pour des glissements de terrain à répétition. Fermeture nocturne d’un tronçon de la RN137, en direction de Nantes, pour rénover la chaussée. Alerté depuis plusieurs années, l’État s’est tourné vers des cabinets d’audit pour déterminer l’ampleur des besoins. Et la loi d’orientation des mobilités a revu les moyens à la hausse : 850 millions d’euros en 2022, 1 milliard par an en 2037, consacrés à l’exploitation du réseau national non concédé.
Mais ce rattrapage budgétaire s’annonce insuffisant selon les experts. Car le manque d’entretien de la dernière décennie risque de coûter cher. À en croire NextRoad, spécialiste de l’ingénierie routière, 1 euro non investi dans l’entretien d’une route peut engendrer plus de 10 euros de dépenses dans les années qui suivent. D’autant qu’il faudra aussi répondre au défi du changement climatique.
Quand des gens lâchent 45 milliards d’euros de taxe carburant, ils peuvent légitimement attendre de l’État que les routes soient entretenues
Mieux vaut agir. Car, si les infrastructures sont rarement le facteur principal des accidents, elles sont citées dans 30 % des accidents mortels survenus en 2019. « Un nid-de-poule, pour une voiture, ça veut dire taper les amortisseurs. Pour un deux-roues, ça peut causer une chute mortelle », prévient Didier Renoux, chargé de mission à la Fédération française des motards en colère.
Alors comment financer ces dépenses ? La Cour des comptes invite à réfléchir à une ressource pérenne qui pourrait passer par une participation de l’usager. La collectivité européenne d’Alsace vient d’ailleurs d’obtenir la possibilité d’instaurer une écotaxe. « C’est un crash-test, parie un connaisseur, si ça marche, ce sera généralisé. » L’Assemblée des départements de France y est favorable : « Les collectivités devraient pouvoir mettre en place des écotaxes poids lourds, clame François Durovray, président de la commission mobilité. L’abandon des portiques prévus à cet effet nous a privés de 150 millions d’euros par an destinés à l’entretien des routes. »
Mais, à l’heure où l’on a les yeux rivés sur le pouvoir d’achat, pas sûr que cette proposition soit bien accueillie. « Quand des gens lâchent 45 milliards d’euros de taxe carburant, ils peuvent légitimement attendre de l’État que les routes soient entretenues. La France n’a pas besoin d’inventer un impôt supplémentaire », estime Pierre Chasseray, qui peste : « Investir dans la route, c’est devenu politiquement incorrect depuis le Grenelle de l’environnement. » En France, elle assure pourtant 90 % des transports, de voyageurs comme de marchandises.